Dans l'avion, deux futures lectrices, dans une autre université de Glasgow.
Les deux parlent très vite, de façon hachée. Elles ont l'air terrifié et s'évertuent à le cacher. Sans scrupule, je m'adresse à elles en me disant qu'elles pourront peut-être m'aider à leur arrivée. Je prends mon ton détaché et nonchalant, ma désinvolture les étonne. Elles connaissent Glasgow par coeur sans jamais y être allées, elles ont épluché le Routard de la première à la dernière page. Elles cherchent un appart sur Internet depuis plusieurs mois. Après deux-trois phrases échangées, je m'en veux de m'être tournée vers elles. Elles ont l'air vraiment jeunes et nerveuses, le genre de personnes qui m'agacent. Je coupe court à la conversation, pour les retrouver plus tard à l'aéroport et faire le trajet jusqu'à Glasgow. Cela me permet de les suivre sans me poser de questions: elles savent quel train prendre, combien cela coûte, ou on arrive.
Le train longe l'estuaire de la Clyde, il fait presque beau, je me sens bien. J'ai l'impression de retrouver l'Irlande. L'une des lectrices s'avère vraiment insupportable; elle n'arrête pas de parler, il faut qu'elle appelle sa mère, sa mère est affreusement possessive mais elle l'adore, par contre son père n'en a rien à faire il ne l'a même pas accompagnée au train lors de son départ, trop le délire quoi! Je la laisse jacter et m'aperçois que la deuxième fille est au moins aussi dubitative que moi vis-à-vis de la première. Elle est en train de se rendre compte que la vie avec sa collègue ne va pas être facile... Nous échangeons quelques regards complices. Après tout, elle m'a l'air sympathique. Je la reverrai sûrement.
Je les quitte à la gare pour rejoindre mon auberge.
A l'auberge
Je signale dès mon arrivée à l'accueil que je ne sais pas combien de nuits je vais rester. J'explique dans un anglais un peu hésitant que je cherche un appart. On s'aperçoit rapidement que je me suis trompée dans les dates de réservation, je n'avais pas réservé pour le soir de mon arrivée mais seulement à partir du lendemain... L'autre type derrière le comptoir sourit de mon erreur, puis me donne quelques conseils pour chercher un logement. Il est assez mignon, beaucoup de charme, la classe. Deux soirs plus tard, je sors, une cigarette à la main - attitude délibérée: c'était la troisième fois que je passais devant l'accueil, et je me sentais de plus en plus ridicule; il me fallait justifier d'une façon ou d'une autre ces allers-retours. Je ne suis pas dehors depuis une minute que l'homme de l'accueil me rejoint et allume une cigarette. Il descend quelques marches de plus que moi. On fume notre cigarette chacun sur notre marche. Il rentre. On ne se sera pas adressé la parole.
Dans la chambre
Un matin, je rentre à l'auberge après avoir dormi chez Mathilde et Ian. Quelqu'un est encore au lit. Je prends ma douche, et quand je sors, elle est réveillée. Nous discutons un peu. Elle doit avoir une trentaine d'années, elle est grande et très fine, sans formes, blonde, les cheveux longs. Une marque rouge sur le front. Je pensais qu'il s'agissait d'un signe d'appartenance à une religion orientale quelconque, mais à y regarder de plus près, il s'agit plus vraisemblablement d'une blessure. Elle parle très lentement, avec un accent américain, "a drawling accent", un accent traînant et articulé à l'extrême. Elle est venue en Ecosse pour faire des recherches sur l'histoire de sa famille. Sa grand-mère, immigrée aux Etats-Unis, était originaire d'une petite ville près de Glasgow. Tout ce que Kim savait en partant sur les traces de son aïeule était son nom et sa ville de naissance. Kim me raconte tout dans les moindres détails: où elle a trouvé les premières informations, qui lui a fourni de nouvelles pistes, comment les services de police et d'archives l'ont aidé à déterrer quelques fragments de son histoire familiale... De fil en aiguille, elle apprend que la vie de sa grand-mère en Ecosse a été traversée d'épreuves terriblement douloureuses. Sa soeur, qui travaillait comme employée de maison dans une propriété de Glasgow, fut tuée par son mari un soir où elle était rentrée ivre. Kim a même retrouvé une coupure de presse relatant l'évènement et condamnant le mari à mort. L'histoire est entourée de mystère. Qu'avait pu faire cette femme pour que son époux, qui lui n'avait pas bu, l'assassine à coups de poings? D'autres morts violentes ont parsemé l'existence tourmentée de la grand-mère de Kim, un enfant décédé en bas âge, et d'autres dont je ne me souviens pas. C'est cette tragédie à l'échelle d'une vie que Kim retrouve et qui lui permet de comprendre d'où elle vient et ce que les Etats-Unis ont pu représenter aux yeux de sa grand-mère, qui jamais, jusqu'à sa mort, n'a voulu parlé de son pays d'origine. Je trouve tout cela fascinant, cette enquête policière dont nous sommes les héros, la recherche de nos origines. Jamais je ne m'y étais intéressée avant; à présent j'ai bien envie d'essayer.
Le cousin camionneur
Kim me propose d'aller prendre un petit déjeuner avec elle et son cousin canadien qui l'a accompagnée dans son périple. Je rencontre le personnage: un type d'une cinquantaine d'années, très charmeur, assez enveloppé mais le regard audacieux et taquin.
Je le retrouve par hasard, plus tard, dans le lounge de l'auberge. Nous discutons un peu, puis il me propose d'aller nous promener, sous prétexte de remettre du crédit dans mon téléphone. Il me parle de sa vie. Il habite dans un camion gigantesque et délivre tout type de marchandise depuis Vancouver jusqu'au sud de la Californie. Je trouve ça amusant au début, puis il se lance dans un éloge de lui-même que je n'apprécie pas énormément. Il m'explique à quel point il a merveilleusement géré sa carrière, à quel point il est reconnu dans son milieu et aimé de ses patrons. Il a mis de l'argent de côté et est fier de voir le chemin qu'il a accompli. A un feu, je m'apprête à traverser au rouge et il me retient. S'il arrive qu'on se fasse renverser, autant que ce soit dans la légalité, me dit-il. "S'il y a un procès, ce sera moi qui le gagnerai parce que ce sera l'autre qui sera en tort. Un accident peut détruire une carrière. Autant, dans ce cas, être sûr d'obtenir les indemnités qui me permettront de continuer à vivre correctement." Je suis abasourdie. Le discours est implacable, raisonnable, intelligent. Mais jamais, jamais je n'aurais pensé comme cela de moi-même! Jamais je n'aurais poussé la réflexion jusqu'à m'imaginer le procès après l'accident... C'est quand même un drôle d'état d'esprit...
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